Interview d'un mathématicien

Olivier Keller (IREM de Toulouse) - Pythagore, les débuts des mathématiques grecques

Panneau de l'exposition VOYAGE EN MATHEMATIQUE

Panneau de l'exposition VOYAGE EN MATHEMATIQUE
Panneau de l'exposition VOYAGE EN MATHEMATIQUE

Pour en savoir plus... Par Olivier Keller

Le personnage de Pythagore et la secte Pythagoricienne

Nous n’avons pas un seul écrit de lui, il n’est même pas certain qu’il ait écrit quoique ce soit, et les récits de sa vie et de son œuvre sont largement des compilations de légendes, dues à des auteurs qui ont vécu plusieurs siècles après lui. Plus on s’éloigne du temps de Pythagore, plus les détails abondent sur sa vie et sur son école : la Vie de Pythagore la plus fournie, due à Jamblique de Chalcis (3e - 4e siècles après J.-C.), date de huit siècles après la mort du Maître ! Le premier auteur fiable concernant sa doctrine est Aristote (4e siècle avant J.-C.) qui avait même écrit un traité, Des Pythagoriciens, malheureusement perdu.

 

            Pythagore a vécu au 6e siècle avant notre ère. Il serait né à Samos, une île grecque de la mer Egée très proche des côtes de la Turquie actuelle. La tradition lui attribue des voyages d’étude (« initiatiques ») en Egypte, en Phénicie, en Mésopotamie, chez les Celtes et les Ibères. De retour en Grèce, il y aurait acquis une grande réputation, avant de s’installer finalement avec ses disciples à Crotone au sud de l’Italie actuelle. Il y fonde probablement des communautés dans plusieurs villes, où il semble que les Pythagoriciens, ou au moins une partie d’entre eux, eurent une activité politique importante, sans que l’on sache au juste laquelle.

On raconte qu’une communauté pythagoricienne était fondée sur des règles de vie minutieuses, sur la communauté des biens, et sur le secret quant à l’enseignement reçu. Les membres, hommes et femmes, considéraient comme leur premier devoir de se soutenir inconditionnellement les uns les autres, en toutes circonstances, quels que soient les sacrifices nécessaires pour cela.

Pythagore serait mort à Métaponte (Italie du sud) au tout début du 5e siècle. Ses communautés ne lui ont probablement survécu que peu de temps. On raconte qu’elles furent la cible d’émeutes dans le courant du 5e siècle, en particulier à Crotone où les émeutiers auraient mis le feu à la maison de l’un d’entre eux, faisant ainsi périr la plupart des membres présents. A partir de ce moment, le pythagorisme ne poursuit sa carrière que comme courant de pensée porté par des individus.

            L’école néopythagoricienne naît au 1er siècle avant J.-C. et a une influence importante jusqu’au 4e siècle après J.-C., en particulier comme concurrente du christianisme naissant. C’est à cette école que l’on doit beaucoup des légendes sur la vie du Maître, sa description comme un être semi-divin, ayant assimilé au cours de ses voyages de jeunesse toute la sagesse détenue par les « prêtres » des civilisations anciennes, et ayant porté cette sagesse à un niveau supérieur pour le bien des hommes de son temps.

La philosophie du nombre

Pour Pythagore, le principe de tout ce qui existe est le nombre, à la fois comme matière et comme structure.

 

            Pour comprendre l’intérêt de cette pensée, il faut savoir en premier lieu que Pythagore n’est pas l’inventeur des explications au moyen d’analogies numériques ; dans les textes de l’Inde ancienne, par exemple, plusieurs siècles avant Pythagore, il y a une incroyable luxuriance numérologique, mais à côté de, et en plus de tout un tas d’autres considérations mythologiques. La spécificité du pythagorisme, c’est d’avoir tenté de construire un système explicatif général à partir de ce principe unique ; s’il a pu conduire évidemment à des considérations numérologiques stériles, on doit à ce nouvel « esprit de système » de véritables progrès mathématiques.

            Il faut savoir en second lieu que le pythagorisme n’est que l’un des aspects d’une révolution intellectuelle considérable, apparue en Grèce du 7e au 5e siècle avant J.-C. En lieu et place d’actes de héros ancestraux ou de décisions d’êtres mythologiques, c’est-à-dire au fond d’actions ou de décisions humaines, on cherche à expliquer le monde par l’action de principes abstraits ou d’éléments matériels. Pour Thalès de Milet (7e-6e siècles), l’élément primordial est l’eau ; peut-être, dit Aristote, « admit-il cette théorie en constatant que toute nourriture est humide […] et aussi le fait que les semences de toutes choses ont une nature humide et que l’eau est l’origine de la nature des choses humides. » Pour Anaximène (Milet, 6e siècle), le principe est l’air : en se raréfiant, il devient feu ; en se condensant, il devient vent, puis nuage, puis eau, puis terre, puis pierres ; les astres sont aussi de la terre, et le soleil s’est embrasé à cause de sa vitesse. Pour Anaximandre (Milet, fin 7e - début 6e siècles), c’est un principe abstrait, à savoir l’indéterminé (ou l’illimité), qui est la puissance originelle antérieure à toute détermination. De ces spéculations qui paraissent étranges de nos jours, il faut retenir surtout l’attitude « objective » par rapport au monde, condition indispensable à la naissance et au progrès de la science. La nouvelle attitude semble porter ses fruits très vite : par exemple, on attribue à Thalès la prévision d’une éclipse de soleil, et à Anaximandre la première carte du monde et la fabrication d’un cadran solaire.

           

            Voici quelques exemples, pour donner une idée de ce qui peut être attribué avec quelque certitude au pythagorisme ancien, du 6e au 4e siècle avant J.-C., celui de Pythagore lui-même et de ses premiers disciples, par opposition au néopythagorisme des premiers siècles de notre ère.

            Le nombre, donc, est substance primordiale : en pratique, une description numérique est prise pour la vérité de la chose. Il y a une grande variété de façons de le dire :

  •  on raconte qu’un Pythagoricien nommé Eurytos, ayant attribué à chaque espèce un nombre, tant pour l’homme, tant pour le cheval etc., reproduisait les formes correspondantes en les garnissant du nombre correspondant de cailloux.
  • pour Hippon, un autre Pythagoricien, le nombre 7 détermine le rythme vital. L’embryon est viable à 7 mois, à 14 mois le bébé se tient assis, 14 ans est l’âge de la puberté, les premières dents percent à 7 mois et commencent à tomber à 7 ans etc. Puisque différentes mesures concordent ainsi, c’est bien 7 lui-même qui s’incarne dans celles-ci.
  • le nombre détermine la figure : l’essence du point est 1, celle de la ligne est 2, celle du triangle est 3 et celle du tétraèdre est 4. On a là une description exhaustive des figures de base de l’espace, depuis le point (figure de dimension 0) jusqu’au tétraèdre (figure de dimension 3) ; par conséquent, la totalité 1 + 2 + 3 + 4 = 10, dite tétraktys, est le nombre de l’espace, « la source et la racine de la nature inépuisable », comme disaient les Pythagoriciens. On invoquait la tétraktys, dit-on, dans le serment d’adhésion à la doctrine. Aristote raconte  que comme on ne comptait que 9 corps célestes visibles (la sphère des étoiles fixes, la terre, le soleil, la lune, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure), les Pythagoriciens en inventaient un dixième, l’anti-terre, pour que l’ensemble soit bien une tétraktys.
  • la tétraktys, comme fondement de la totalité, est en concurrence avec le nombre trois, parce que toute chose a un commencement, un milieu et une fin. L’espace lui-même est trois parce que les grandeurs ont une, deux ou trois dimensions. « C’est pourquoi, poursuit Aristote, ayant reçu ces déterminations de la nature elle-même, comme si elles étaient en quelque sorte ses lois, nous nous servons aussi du nombre trois dans le culte des dieux. »
  • le rapport numérique est la substance de l’harmonie musicale : les accords musicaux (octave, quinte, quarte) s’expriment en rapports de longueurs de cordes, ou de poids, ou de volumes d’eau.
  • l’opposition du pair et de l’impair dans les nombres est la source de toutes les autres oppositions. On le montre dans la vidéo associée à la présentation de Pythagore pour l’exposition « Voyage en mathématique ». On associait par exemple l’impair au masculin et le pair au féminin ; Plutarque l’explique ainsi : « Le pair, tout à fait comme le sexe féminin, offre en son milieu un espace vide, tandis que, de l’impair, c’est toujours une partie pleine qui est laissée. »

Mathematiques de Pythagore

Le fameux théorème est connu un millénaire et demi avant lui en Mésopotamie. Que la somme des aires des carrés construits sur les côtés de l’angle droit d’un triangle rectangle soit égale à l’aire du carré construit sur l’hypoténuse peut se voir par découpage et réassemblage. On peut en lire la preuve au sens moderne, ainsi que la preuve de la réciproque, vers -300, dans les Eléments d’Euclide. On ignore complètement le rôle (s’il y en eut un) qu’a pu jouer Pythagore dans cette affaire. On lui a attribué aussi, sans doute faussement, la découverte de l’incommensurabilité de la diagonale du carré et de son côté, c’est-à-dire que leur rapport (le actuel) n’est pas un rapport de deux nombres entiers.

            Bien qu’Aristote affirme que « les Pythagoriciens se consacrèrent les premiers aux mathématiques et les firent progresser», on sait peu de choses sur les progrès dus aux premiers Pythagoriciens. En recoupant néanmoins plusieurs témoignages, on peut voir sur un exemple simple comment l’espoir de constituer un système explicatif général fondé sur le nombre et la dialectique du pair et de l’impair a pu conduire à des développements mathématiques. Il s’agit de l’exploitation des nombres figurés : le nombre est l’essence de la figure, et les combinaisons de figures peuvent révéler les propriétés du nombre.

 

Voici un premier exemple. Le nombre 10 = 1 + 2 + 3 + 4 fait partie des nombres triangulaires parce qu’on peut le figurer ainsi :

x

x x

x x x

x x x x

 

En figurant le même nombre une deuxième fois dans l’autre sens, on obtient la figure :

o o o o

x o o o

x x o o

x x x o

x x x x

 

qui est le nombre rectangulaire 4 ´ 5. Par conséquent :

2 * (1 + 2 + 3 + 4) = 4 * 5

donc :

1 + 2 + 3 + 4 = (4 * 5)/2

On verrait de la même façon que :

1 + 2 + 3 + 4 + 5 = (5 * 6)/2

et ainsi de suite.

 

Deuxième exemple. Tout nombre impair peut « border » un nombre carré en le figurant en équerre, comme on le voit ci-dessous :

 

o x x x

o x x x

o x x x

o o o o

 

où le nombre 7 (les ronds) borde le nombre carré 4 ´ 4 (les ronds et les croix). On voit par ailleurs que le carré 4 ´ 4 est constitué de l’équerre 7, puis des équerres intérieures 5 et 3, et enfin de 1. Par conséquent :

1 + 3 + 5 + 7 = 4 * 4

On verrait de la même façon que

1 + 3 + 5 + 7 + 9 = 5 * 5

et ainsi de suite : la somme des n premiers nombres impairs est égale à n * n.

Un nombre pair, en revanche, ne peut « border » qu’un rectangle strict, comme on le voit ci-dessous :

o x x x x

o x x x x

o x x x x

o o o o o

 

où le nombre 8 (les ronds), figuré en équerre, borde le nombre rectangulaire 4 *5 (les ronds et les croix). On voit par ailleurs que le rectangle 4 ´ 5 est constitué de l’équerre 8, puis des équerres intérieures 6 et 4, et enfin de 2. D’où :

2 + 4 + 6 + 8 = 4 *5

On verrait par le même procédé que :

2 + 4 + 6 + 8 + 10 = 5 * 6

et ainsi de suite : la somme des n premiers nombres pairs est égale à n ´ (n + 1).

Sources

Vies de Pythagore, largement légendaires

 

Jamblique (mort au 4e siècle après J.-C.) , Vie de Pythagore. Introduction, traduction et notes de Luc Brisson et Alain Philippe Segonds, Les Belles Lettres, 2011.

Diogène Laërce (né au 2e siècle ?), Livre VIII des Vies et doctrines des philosophes illustres. Traduction française sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Le Livre de Poche, 1999.

Porphyre (3e siècle après J.-C.) , Vie de Pythagore. Lettre à Marcella. Texte établi et traduit par Edouard des Places, Les Belles Lettres, 1982.

 

Commentaires d’Aristote

 

Aristote, Métaphysique. Traduction et notes de J. Tricot, Vrin, 1981.

Aristote, Traité du ciel. Traduction et notes de J. Tricot, Vrin, 1990.

 

Ouvrages de référence

 

Thomas Heath, A History of Greek Mathematics, Dover, 1981.

Maurice Caveing, La figure et le nombre. Recherches sur les premières mathématiques des Grecs, Presses universitaires du Septentrion, 1997.

Les Présocratiques, édité par Jean-Paul Dumont, Gallimard-Pléiade, 1988. On trouvera dans cet ouvrage les commentaires des auteurs de l’Antiquité sur Pythagore et les Pythagoriciens, ainsi que les textes attribués à ces derniers. De même pour Thalès, Anaximène et Anaximandre.

 

Textes mathématiques néopythagoriciens ou néoplatoniciens

 

Théon de Smyrne (2e siècle après J.-C.), Lire Platon. Le recours au savoir scientifique : arithmétique, musique, astronomie. Présentation, annotation et traduction de Joëlle Delattre Biencourt, Anacharsis, 2010.

Nicomaque de Gérase (2e siècle après J.-C.), Introduction arithmétique. Traduction Janine Bertier, Vrin, 1978.

Boèce (480-584), Institution arithmétique. Texte établi et traduit par Jean-Yves Guillaumin, Les Belles Lettres, 1995. Cet ouvrage de l’auteur chrétien Boèce, « le premier scolastique d’Occident » (préface), est à peu de choses près une traduction du livre de Nicomaque de Gérase. « C’est par l’intermédiaire de Boèce que l’Occident chrétien a reçu à peu près tout ce qu’il a connu de la science mathématique de l’Antiquité, avant sa rééducation par les Arabes. » (Préface)

 

Autres

 

Denis Daumas, De Pythagore à Théon de Smyrne. Quelques jalons sur la découverte de l'incommensurabilité et son traitement dans les mathématiques grecques, IREM de Toulouse, 1996

Olivier Keller, Une archéologie de la géométrie, Vuibert, 2006.

Maryvonne Spiesser, Histoire de moyennes, IREM de Toulouse, 1997

Pythagore. Quelques aspects de l'arithmétique pythagoricienne, Groupe d'histoire des mathématiques, IREM de Toulouse, 1987.